Rancunes

(image : Amande In)

Un de mes amis m’a raconté ses retrouvailles avec sa mère.

Elle avait quitté le domicile conjugal alors qu’il n’avait que cinq ans et depuis il n’avait plus jamais eu de nouvelles. Mon ami avait trente-cinq ans et son père, âgé de soixante quatorze ans, avait reçu une lettre d’elle. Elle vivait avec un autre homme aux Etats-Unis et elle souhaitait revoir son ancien mari à l’occasion d’un passage à Paris. Elle avait fondé une famille et avait deux enfants, deux filles qui allaient au collège. Pas une seule fois elle n’avait mentionné leur fils dans sa correspondance. Ils allèrent l’attendre à l’aéroport, munis d’une pancarte sur laquelle était inscrite son nom, car aucun des deux n’aurait pu la reconnaître. L’unique photo qu’ils possédaient d’elle était un vieux cliché de mariage. Toutes les autres photographies, son père les avait détruites dans un accès de tristesse, peu après qu’elle l’ait quitté. Son père lui avait raconté qu’ils traversaient alors une passe difficile : en l’espace de quelques mois il était devenu alcoolique et souffrait de dépression suite à la mort de ses parents. Il avait dissimulé son état du mieux qu’il pouvait à son travail, et avait pris un congé de cinq semaines durant lequel il fut hospitalisé dans une clinique privée. Elle n’avait pas supporté et elle quitta son mari en une journée. Lorsqu’il reçut la lettre, il reconnut immédiatement l’écriture de son ex-femme. Il dira plus tard : " Je voulus la déchirer sans la lire. " Il avait lu la lettre et avait répondu sans avertir son fils. Il ne s’était jamais remarié mais vivait avec une femme. Il lui cacha qu’il reverrait son ex-femme, comme un collégien son premier amour.

Il passa un matin chez son fils, rasé de prés et habillé d’un de ses anciens costume du travail. Il lui dit juste : " Aujourd’hui tu vas revoir ta mère. " et lui intima l’ordre de le suivre. Il n’avait jamais été très bavard. Son fils fut pris de court mais lui aussi mit beaucoup de soin à sa toilette, et il fut pris d’une appréhension profonde à l’idée de ce rendez vous. Ils devaient se retrouver à l’aéroport, mais elle n’avait pas spécifié dans sa lettre si elle restait longtemps ou pas. Ils prirent la voiture du fils pour se rendre au rendez vous. Comme ils étaient très en avance, ils prirent le temps d’acheter un carton et des feutres pour faire une pancarte. Ils s’assirent dans un bistrot et lefils marqua le nom de sa mère sur la pancarte, comme si il s’était agit d’une parfaite inconnue. Il se rappela plus tard qu’il avait été taraudé par un détail précis, et qu’il en fit part avec inquiétude à son père durant le trajet. Irait-elle à l’hôtel, ou lui offriraient-ils l’hospitalité ? Son père lui répondit : " Elle s’installera chez toi, tu as bien un canapé-lit, n’est ce pas ? "

La décision était sans appel.
Elle augmenta encore la confusion du fils.

Après ces années de silence, il lui était pénible d’accueillir sa vieille mère de soixante dix ans chez lui. Il ressentait un profond désarroi mais surtout une rancune tenace. Il n’osa rien répondre à son père et le reste du trajet se déroula en silence. Ils arrivèrent plus d’une heure en avance et l’attente lui fut particulièrement pénible. On était en plein mois dejuillet et son père transpirait à grosses gouttes dans son costume trois pièces. Dix minutes avant que le vol en provenance des Etats Unis soit annoncé, le vieux père fut pris d’une violente crise d’asthme. Le fils retourna dans la voiture chercher le médicament, et le père aspira à grandes goulées la Ventoline tout en surveillant du regard l’horloge de l’aéroport. Elle arriva l’air indécise, tournant la tête dans tous les sens, scrutant la foule. Elle remarqua le panneau, dévisagea son fils et son ex-mari et s’approcha d’eux nonchalamment.
Elle remarqua la Ventoline qui dépassait de la poche du veston du père.
Elle dit: " Tu as toujours tes crises d’asthme ? " Il fut pris au dépourvu, il bredouilla: " Oui, oui, elles se sont aggravées avec l’âge. " Elle soupira. "Il faut que je récupère ma valise. "Ils attendirent la valise en silence. Mon ami en profita pour observer sa mère. Elle avait l’air nettement plus jeune que son âge, elle devait s’être fait faire un lifting. Ses cheveux étaient teint en blond platine, elle avait une paire de lunettes de soleil à écailles remontées sur son front, elle avait une robe d’été moulante et une chemise blanche impeccable. Endimanché dans son costume, s’essuyant constamment le front avec un mouchoir, son ex-mari avait l’air minable à coté. Le fils en ressentit une vague d’amour profond pour son père, un sentiment mêlé de pitié et de tendresse. Une fois qu’elle eut récupéré sa valise elle insista pour qu’ils s’installent dans un café de l’aéroport. Le café était bruyant, peu confortable et le sol était jonché de mégots. Elle s’excusa en disant qu’elle n’avait qu’une demi-heure avant son avion pour Genève. A partir de ce moment mon ami ne se souvient plus bien. Il se rappelle avoir insisté pour qu’elle reste plus longtemps, il se rappelle ses refus à elle, très distancée, détendue, riant, expliquant qu’elle avait un congrès de médecine à Genève, que c’était très important pour elle. Elle leur dit qu’elle avait une grande villa à Malibu, que ses filles avaient chacune leur cheval et qu’elle jouait régulièrement au golf. Le reste mon ami ne se rappelle plus bien. Elle parlait, elle parlait, ils écoutaient sans comprendre. Puis elle se leva, leur serra la main à tous deux et prit congé. Mon ami regarda sa mère disparaître dans la foule. Son père eut une nouvelle crise d’asthme, plus longue et pénible que la précédente. Ils payèrent et rentrèrent chez eux. Quelques mois plus tard, le père de mon ami décédait.

by David Ortsman )

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